« Le mélange des publics est valorisant pour toutes et pour tous »
Pour la première fois en 2019, le « Concert dans le noir » du Cully Jazz Festival mêlait des mélomanes avec et sans handicap visuel. En revanche, comme lors des deux premières éditions, tous les placeurs étaient des membres avec un handicap visuel de l’association L’Art d’Inclure. Une façon d’inverser les rôles pour ces personnes souvent obligées de se faire guider, notamment lors de sorties ou d’activités culturelles.
Par groupes de quatre, munis d’un masque et en chenille derrière leur placeur, les spectateurs voyants trouvent leur place dans la pénombre du caveau du Cully Jazz Festival où va se jouer un « Concert dans le noir ». Juste avant le début du concert, le caveau est complètement obscurci. Ensuite, le duo piano-batterie Jakubec & Poupin entre en scène et engage à l’évasion. Pour la personne voyante que je suis, c’est une nouvelle appréhension de la musique, plus intense, plus profonde. Une expérience différente des moments où je ferme volontairement les yeux pour me concentrer sur l’écoute ; une parenthèse totale qui incite à l’introspection et au seul plaisir de la musique.
Une fois la lumière revenue pour un échange entre les musiciens, la salle et des membres de L’Art d’Inclure, les spectateurs ont apprécié l’expérience. Quelques-uns expriment aussi l’intérêt de perdre leurs repères dans l’espace. Quant au déplacement, tous s’accordent à en relever la difficulté. Sans un placeur avec un handicap visuel - qui était venu repérer les lieux avant le concert - l’expérience aurait été périlleuse ! Autre surprise, le pianiste Jean-Yves Poupin est aveugle, ce qu’aucun membre du public n’avait bien entendu remarqué.
Il s’agit du troisième « Concert dans le noir » co-organisé par L’Art d’Inclure et par le Cully Jazz Festival dans le cadre du programme de médiation culturelle du festival. « Nous le faisons seulement tous les deux ans, car ce n’est pas facile de trouver des musiciens à l’aise avec cet exercice. Jouer sans voir les autres n’est pas simple, et nous évitons aussi les grands groupes. Un duo, c’est parfait, voire un trio si les membres se connaissent très bien. Plus, c’est compliqué », explique Jérôme Arendse, membre bénévole de la commission de médiation culturelle du festival. Il s’occupe plus précisément des projets d’inclusion des spectateurs avec un handicap.
« Nous avons ouvert le concert dans le noir au public voyant, et réalisé qu’en fait, c’était mieux ainsi, puisque ce projet devenait inclusif. »
Jérôme Arendse est à l’origine des activités du Cully Jazz Festival qui incluent des spectateurs avec un handicap visuel. Sur conseil Pro Infirmis Vaud, qui avait accompagné le festival pour améliorer son accessibilité, deux activités sont proposées « en miroir ». Pour les suivre, les spectateurs aveugles et malvoyants peuvent bénéficier de l’accompagnement de bénévoles de L’Art d’Inclure ou de ceux de La Chaise rouge, le service d’accompagnement pour les loisirs des personnes en situation de handicap de Pro Infirmis Vaud et de la Croix-Rouge vaudoise.
Il s'agit d'une part d'une activité qui invite les membres de L’Art d’Inclure à visiter une scène, à toucher des instruments et à discuter avec des musiciens avant un concert. L’expérience est organisée deux jours dans la semaine, pour éviter l’affluence du week-end.
Il s'agit d'autre part d'un « Concert dans le noir », qui inclut et sensibilise des personnes voyantes depuis 2019. « Cette année, nous avons aussi ouvert le concert dans le noir au public voyant, et réalisé qu’en fait, c’était mieux ainsi, puisque ce projet devenait inclusif. Le mélange de publics est valorisant pour toutes et pour tous », note Jérôme Arendse. Le festival a promu ce concert dans son programme et pris les réservations. En 2019, le public était constitué pour moitié de personnes voyantes et pour moitié de personnes aveugles et malvoyantes. L’expérience fut une réussite, puisqu’il y avait une liste d’attente et que de l’avis des spectateurs, mélanger les publics a été une expérience enrichissante.
« Le Cully Jazz Festival a très tôt voulu améliorer l’accessibilité de la manifestation. »
« Collaborer avec une association d’inclusion culturelle est essentiel pour connaître les besoins et les envies des personnes à besoins spéciaux que nous souhaitons aussi accueillir », précise Marta Arias, responsable de la communication du festival. « Le Cully Jazz Festival a très tôt voulu améliorer l’accessibilité de la manifestation, même si le cadre, très beau, n’est pas des plus pratiques pour les personnes à mobilité réduite ou avec un handicap de la vue ou de l’ouïe. Heureusement, nous pouvons compter sur les bénévoles de La Chaise rouge pour un accompagnement personnalisé. » Il est clair que dans un vieux bourg, tous les caveaux ne peuvent pas être accessibles, mais un plan très précis et validé par Pro Infirmis Vaud est mis en ligne sur le site de la manifestation.
Le budget des projets d’inclusion est compris dans celui de la médiation culturelle, que gère la commission ad hoc, dont Jérôme Arendse fait partie. « Chaque année, la commission se réunit après le festival pour un retour d’expérience, avec la coordinatrice qui fait le lien avec le comité. La commission fait le bilan, consigne les points forts et faibles, et en tient compte lors de la prochaine édition », note Marta Arias. Avant de préciser que le Cully Jazz Festival réfléchit à engager un professionnel ou une professionnelle qui pourrait gérer tous les projets de médiation culturelle.
« Notre mission, c'est d'améliorer l’accès à la culture, pour toutes et pour tous. »
Lorsqu’elle a commencé à perdre la vue il y a dix ans, Muriel Siksou, présidente de L’Art d’Inclure, ne pouvait se résoudre à renoncer aux sorties culturelles. Dans un premier temps, elle était en charge des activités culturelles à la section vaudoise de la Fédération suisse des aveugles et des malvoyants FSA. En 2015, elle a décidé de créer l’association L’Art d’Inclure pour faciliter l’accès à la culture pour les personnes en situation de handicap visuel, avec une surdicécité, et pour toute personne intéressée. Au-delà de la découverte d’une exposition ou d’un spectacle, L’Art d’Inclure accorde une importance particulière aux échanges entre ses membres. Une fois par mois, les membres se retrouvent pour une visite guidée d’un musée, qui a auparavant été sensibilisé par L’Art d’Inclure à la visite descriptive et sensorielle.
Deux festivals de musique vaudois, le Cully Jazz Festival et Festi Musiques Moudon, collaborent également avec l’association. « Je travaille avec les services de médiation culturelle des musées pour préparer et pour adapter une visite pour les visiteurs avec un handicap visuel, par exemple à l’Espace des inventions à Lausanne », explique Muriel Siksou. « Nous choisissons certaines œuvres-clef, quelques objets qu’il est possible de toucher, et je prépare une introduction qui donne une vision globale de l’exposition. » Et elle conclut : « Notre mission, c’est d’améliorer l’accès à la culture, pour toutes et pour tous. »
Autre atout de L’Art d’Inclure, sa co-fondatrice Quitterie Ithurbide, une artiste plasticienne qui crée des bas-reliefs d’œuvres picturales en 3D qu’elle présente dans des musées aux côtés des originaux. Ces bas-reliefs constituent aussi un enrichissement pour le public sans handicap visuel, puisque ce sont des œuvres, avec une recherche d’esthétique qui permet de se représenter par le toucher des aspects fondamentaux d’un tableau.
« Il est important de consolider l'offre, afin que les personnes avec un handicap visuel trouvent toujours leur place au cœur du festival. »
L’inclusion culturelle est le maître-mot de la démarche de Muriel Siksou et de son association. « C’est pourquoi j’étais ravie de mélanger les publics cette année au concert dans le noir à Cully. C’est aussi l’occasion d’inverser un peu les rôles, puisque les personnes voyantes ont besoin des aveugles et des malvoyants pour accéder à leur place assise », note la présidente de L’Art d’Inclure. « C’est aussi l’occasion, d’échanger, avant et après le concert, autour du handicap visuel et de la nécessité d’améliorer l’accès à la culture pour tous et pour toutes. »
Avec le Cully Jazz Festival, la collaboration est bonne ; chacun a son rôle. L’Art d’Inclure promeut les activités accessibles auprès de ses membres et dans les réseaux vaudois et romand du handicap visuel. Elle vient avec des membres capables de guider les spectateurs voyants vers leurs places lors du « Concert dans le noir ». Elle prépare le moment de sensibilisation des spectateurs voyants au handicap visuel qui précède le concert. Elle coordonne enfin les bénévoles de La Chaise rouge et les accompagnants bénévoles de L’Art d’Inclure. Le Cully Jazz Festival communique ces activités à l’ensemble de ses publics. Il trouve des musiciens qui sont partants pour participer, respectivement, à une visite des coulisses et à un « Concert dans le noir ». Il obscurcit totalement la scène du caveau où se joue le « Concert dans le noir ». Il prend finalement les réservations et modère l’échange après le concert.
« Aujourd’hui, il est important de consolider l'offre, afin que les personnes avec un handicap de la vue trouvent toujours leur place au cœur du festival. Pour l’instant, ces activités inclusives sont fragiles. Elles dépendent des personnes bénévoles qui les portent, dans mon association comme au sein du festival », note Muriel Siksou. Elle poursuit : « Ces activités ne sont pas assez solides pour perdurer le jour où les protagonistes actuels ne seront plus là. » Pour Jérôme Arendse, le vieillissement des membres de l’association est aussi un souci : « Leurs besoins risquent de changer, nous devrons être attentifs et nous adapter. Et ce serait aussi bien de pouvoir attirer des personnes plus jeunes », espère-t-il.